Raymond Serini

Journaliste, articles historiques & culturels

Françoise Sagan : Une âme à facettes multiples

Publié le 1 Décembre 2000 par Raymond in articlesculturels

Par Raymond Sérini

Cela commencerait presque comme un conte de fées : Françoise Quoirez naît le jour de l’été le 21 Juin 1935. Sa mère est venue accoucher dans la maison maternelle de Cajarc, village du Lot, qui deviendra le lieu magique de l’enfance et de l’adolescence. Elle est la cadette de Jacques et Suzanne. Le père, Pierre, et la mère ; Marie sont des bourgeois de l’époque ; ils forment un couple heureux. Lui est  industriel et dirige des usines. Ses parents aiment la fête, les belles voitures et la vie mondaine. Elle partage sa toute jeune existence entre Paris et Cajarc ou elle goûte très vite la liberté  de jouer à cache-cache dans la vielle ville  avec les enfants de son âge.  Elle parlera toujours de son enfance avec tendresse et comme d’une période très heureuse. Dès la petite enfance elle donne l’image d’un garçon manqué : elle préfère la présence des garçons et leurs jeux violents et physiques. Très tôt, elle aura la passion dévorante des livres et de la lecture. L’arrivée de la guerre et la mobilisation de son père font que la famille va partir vers Cahors puis après l’armistice à Lyon à l’automne 40. Sa scolarité commence, elle ressemblera  à un parcours du combattant et déjà apparaissent des signes distinctifs, un bégaiement avec débit de paroles irrégulier et une santé précaire. Ce bégaiement lui attirera les railleries des enfants de son âge et elle se retrouvera très jeune face à la cruauté. De la guerre, elle parlera peu, car elle est dans un milieu familial protégé, heureux et bohème tout à la fois. Face à l’autorité (maîtres, maîtresses), elle affirmera peu à peu une personnalité déterminée et indépendante. A la libération, sa famille revient à Paris. A dix ans,  son caractère bien trempé est une réalité incontournable. Ici, déjà, les extrêmes s’affrontent : voici  une élève douée, très intelligente, mûre qui sera toujours rebelle. A l’âge de douze ans,  elle ira même jusqu’à faire l’école buissonnière pendant plusieurs semaines, mentant à ses parents et leur faisant croire qu’elle va toujours au cours de l’école Louise de  Bettignies... alors qu’elle a été renvoyée trois mois avant les grandes vacances.  Enfant gâtée, tête brûlée, désinvolte, rebelle, espiègle, elle bouscule déjà les conventions et obtiendra toujours des bonnes notes en étudiant le moins possible. L’adolescence est le temps des lectures passionnées. Avec Musset, Gide, Rousseau, Proust, Camus, les maîtres à penser et maîtres à rêver se succèdent  dans une cavalcade sans fin de coups de foudres répétés. La découverte de Rimbaud et de ses illuminations sur une plage d’Hendaye est un feu d’artifice de lumière dans son existence.   Et Cajarc reste le point fixe, la référence ultime et lancinante, le lieu du bonheur, l’endroit ou l’on revient toujours, comme aimantée par les souvenirs, le temps suspendu et l’amour de la terre ; Cajarc avec ce tour de Ville ou se trouve  la maison des grands-parents Madeleine et Edouard et les grandes flâneries dans la campagne et les bois alentours ; ce Cajarc qui demeurera son jardin secret, son oasis au milieu du désert, sa nostalgie précieuse et languissante d’une enfance dorée. Son adolescence est solitaire et reste marquée par un appétit de vivre teinté d’un humour ravageur et un ennui profond. Toute son existence est emplie  d’une désinvolture qu’une frénésie vibrante contredit  constamment. La guerre des contrastes ne fait que commencer. Elle durera jusqu’à son dernier souffle. Son cheminement jusqu’au bac est des plus cahôtiques  avec toujours si peu de travail et des notes en français frisant la perfection qui permettent de passer tous les obstacles.  Tout ce que l’on retrouvera dans ses romans est en fermentation dans son quotidien. Déjà, autour de quinze -seize ans, elle aime « passer la nuit à boire, à danser et à échanger des onomatopées ». Sartre et l’existentialisme triomphent, Saint Germain des Près est le sésame obligé d’une jeunesse qui va révolutionner la vie débonnaire de leurs parents. Les blessures laissées par le conflit mondial sont béantes et les tensions entre les deux grands,  guerres coloniales ou froides selon la température ambiante ne font que confirmer ce que d’aucuns croyaient déjà réglés : les hommes ne cessent de se combattre et la jeunesse est lasse de ces perpétuels bras de fer qui n’en finissent plus de s’abattre sur la planète. Brûler sa vie, s’étourdir devient le credo de jeunes gens en mal de vivre et qui, à l’égal de leurs aînés après 1918, se sentent une nouvelle fois comme la génération perdue d’un demi-siècle qui a dépassé dans l’horreur tout ce que l’on pouvait imaginer. Bien sûr, Françoise Quoirez  écrit depuis plusieurs années : journal intime, poèmes. Rien que de très habituel chez les jeunes filles en fleur. Mais l’envie d’aller plus loin, la soif d’une littérature plus aboutie la taraude et peu à peu elle construit  l’histoire qui va la rendre célèbre. Elle prend le pseudonyme de Sagan, du nom d’un personnage de Proust. Bonjour tristesse sera publié en 1954 aux éditions Julliard et devient un véritable phénomène de société. Il convient aujourd’hui de rappeler l’intrigue de ce roman qui a fait couler tant d’encre : une jeune fille de dix sept ans, Cécile, est en vacances à Saint-Tropez avec son père Raymond et la maîtresse de celui-ci, Elsa.  Leur quotidien est fait de baignades, dîners, soirées au night -clubs. Cécile flirte puis cède aux avances de Cyril, un jeune garçon de son âge. Anne, une amie de Raymond, arrive et s’installe dans la maison. Raymond évince Elsa et se rapproche de Anne. Cécile refuse cette relation et fait tout ce qui est en son pouvoir pour séparer les deux amants. Elle use de tous les stratagèmes pour qu’Anne s’en aille, ce qu’elle fait. On retrouve sa voiture dans un ravin. Cécile reste alors avec sa tristesse. La nouveuté  de ce roman, au-delà de la grande maturité qu’il dégage, est un style, une légèreté et une ambiance très personnelle  qui fera naître plus tard l’expression « un univers saganesque » pour décrire cette atmosphère bourgeoise, avec des personnages auréolés d’un  ennui qui n’en finit plus. Le tour de force vient évidemment du fait que son auteur a dix sept ans. De son roman -phare, Françoise Sagan dira deux décennies plus tard  à Jacques Chancel dans une émission de radio demeurée célèbre « le succès était disproportionné. C’était un petit livre bien écrit. Ca a fait un tel foin que cela m’a semblé ridicule. Ce n’était pas un livre scandaleux ni amoral. Cela m’a paru tellement énorme que j’ai pris une sorte de recul instinctif. ». Déjà, l’attitude qui prévaut restera de mise : on adore ou on déteste le style Sagan mais jamais il ne laisse indifférent. 

Et puis qu’était donc ce style ? En fait, une succession de petits riens de l’existence qui, mis bout à bout, formaient  un tout très cohérent, une douce symphonie pour mélomanes en mal de musique nouvelle. Le fil rouge de ce roman est une élégance dans le ton, l’absence de descriptions, une analyse psychologique lucide et une alchimie implacable qui se renouvellera dans d’autres ouvrages ; le triangle amoureux restant l’un de ses thèmes de prédilection. Le scandale vient de la liberté qu’elle donne à ses personnages. Aujourd’hui, que le scandale semble loin... mais dans le contexte d’une époque ou le féminisme n’en est qu’à ses premiers pas, il est compréhensible que ce ton  nouveau soit resté en travers de la gorge des gens bien-pensants dont le défaut majeur est bien souvent de trop penser.  Un de ses défenseurs acharnés sera l’écrivain catholique François Mauriac qui la qualifie de « charmant petit monstre ». L’expression restera dans les annales. Ce succès phénoménal  qu’elle n’attendait pas lui permet de vivre comme elle l’entend : elle dépense sans compter, achetant voitures de sport, s’entourant d’une bande d’amis qu’elle alimente de sa générosité,  payant toutes les dépenses. Elle devient peu à peu un symbole d’affranchissement des moeurs, un symbole de la liberté de la femme, libre de ses choix, de sa vie et de son corps. Dans le sillage de Juliette Gréco et bientôt avec  Brigitte Bardot, elle fait partie du trio des égéries de la nouvelle modernité française. Tout cela arrive un peu malgré elle car elle est toujours prise en tenaille entre les deux forces contradictoires qui la possèdent : une mélancolie, un désespoir profond la poussent à jouir de la vie à trois cent à l’heure. Elle méprise l’argent, a peur de la solitude, est d’une grande timidité, d’une immense générosité  et en amitié d’une fidélité à toute épreuve. Le succès la coupe des gens car on dit d’elle tout et n’importe quoi dans les médias de l’époque. Elle laisse le mythe se construire,  vit l’indifférence dans le divertissement et la lucidité reste son plus grand atout. Car tout autour, c’est le grand carrousel. Les ventes continuent de plus belle, Bonjour tristesse est traduit dans plusieurs langues, vendu à un million d’exemplaires en France et autant  aux Etats Unis ou elle est très populaire et est invitée pour une tournée de promotion. Lasse d’exister, elle  se laisse happer par cette incroyable machine qu’est la notoriété usant et abusant des avantages qu’elle dispense. La sarabande continue entre alcool, danse jusqu’à épuisement, griserie de la vitesse avec son frère Jacques dans des rodéos nocturnes au volant de bolides toujours plus puissants, amours de passage et dépenses sans compter pour entretenir une flopée d’amis. A tout cela, le jour de ses vingt ans, va s’ajouter la passion du jeu. Elle oscille toujours entre soif et lassitude de vivre. On l’attend au tournant de son second roman et pour l’instant elle n’en a cure. Elle brûle sa vie par les deux bouts, persuadée que rien ne vaut la peine à part l’écriture. Cette passion demeure intacte, la littérature étant  le seul domaine qui l’ait passionnée depuis l’enfance et comble sa solitude. Pourtant, elle vit un sentiment de complexe d’infériorité qui lui fit dire bien souvent « un succès en littérature n’est jamais un succès. Il y a eu Proust, Stendhal, Dostoievski, Rimbaud. Cela vous ramène à l’humilité et vous rabat le caquet. » Son destin est de faire partager cette petite musique intérieure, cette voix unique dont on dit un peu partout qu’elle traduit le visage de la nouvelle jeunesse. Peu à peu, elle ne lit plus les journaux malgré le fait de continuer à donner des interviews (promotion oblige) dans lesquels elle développe une insolence et un sens des réparties qui resteront gravés dans les mémoires. Qui se cache donc derrière le masque ? N’est-elle qu’une petite fille refusant de grandir ? Elle veut  repousser la vieillesse et le temps, elle cultive sa jeunesse à toute vapeur, pied au plancher, comme  le bolide qu’elle conduit et avec lequel elle va avoir, en 1957, un terrible accident  qui va presque lui coûter la vie. A cause de cet accident et des douleurs terribles qu’il va engendrer, elle sera bientôt dépendante de la morphine. La drogue sera un excès de plus. La vie qui va continuer variera toujours d’un extrême à l’autre  : son second roman, un certain sourire,  rencontrera un nouveau succès puis au fil des recueils se succèderont échecs et victoires suivant les périodes qu’elle traversera. Elle  touchera un peu à tous les domaines artistiques : adaptation télévisée (les Borgia), théâtre (un château en Suède), cinéma (les fougères bleues un bide retentissant), autobiographie lumineuse (avec mon meilleur souvenir). Ses deux mariages ne tiendront pas, elle aura un fils qu’elle aime d’un amour tendre et les décennies s’enchaîneront  très vite. Peu à peu se fera jour  un autre visage. Elle révèlera des engagements plus marqués comme la signature du manifeste des 121, sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ou la défense de l’avortement. Au fil des ans, sa générosité ne fera que s’accroître : sa tendresse pour les plus petits, les paumés de la planète,  sera de plus en plus perceptible. L’argent restera cette réalité inexistante tout comme elle-même demeurera cette ingénue, inadaptée au monde des adultes, dilapidant sous et centimes pour faire plaisir, pour aider, pour mettre un peu d’amour dans la vie de ceux qui n’ont pas eu sa chance. L’actualité se chargera de faire reparler d’elle pour de multiples problèmes de santé ou pour des scandales liés à la drogue ou à ses problèmes d’argent. Car après la fascination des casinos qu’elle fréquente en joueuse obsessionnelle, elle est prise dans une spirale infernale. Dans le colimateur du fisc depuis longtemps, son nom est cité dans l’affaire elf et depuis 1998, elle ne publie plus rien, tout l’argent qu’elle pourrait gagner étant automatiquement confisqué par l’état à la source. Elle sera condamnée plusieurs fois pour possession d’héroïne et de cocaïne. Réduite à la misère, elle n’a plus un sou vaillant. Elle ne devra sa survie qu’à l’affection  d’un étroit cercle de vrais amis qui l’hébergeront et l’aideront à traverser ces années difficiles ou elle passe d’hôpitaux en hôpitaux, se faisant opérer plusieurs fois après s’être cassé le col du fémur. Au sujet de la drogue, elle revendiquera sans ambiguïté le droit de se détruire, allant jusqu’au bout de sa rebéllion. Pourtant, cette femme de tête et de coeur n’au au fond appliqué  qu’une seule profession de foi dans sa vie : le droit d’être un être libre dans les années cinquante puis tout au long de son existence. Si la fin du dernier chapitre est aussi douloureuse, était ce  le prix de l’insouciance à payer à ceux pour qui l’argent est au centre de tout, elle pour qui il était fait pour être dilapidé sans aucun état d’âme ?  Au soir de son existence ; il y a fort à parier que Cajarc était toujours là, blotti au fond de son coeur comme le dernier des trésors, l’ultime lumière d’une vie d’étourdissement qui n’était somme toute que l’expression d’une immense solitude intérieure. Françoise Quoirez s’en est allée, la postérité dira ce qu’il restera du mythe et de l’oeuvre de Françoise Sagan. Parfois, certaines personnes ont le don d’arriver au bon moment et d’être en osmose avec leur temps, répondant comme par mimétisme à l’espérance de leurs congénères, ouvrant des portes insoupçonnées, comme l’on brandit un flambeau pour éclairer  une nouvelle direction à prendre. Au-delà du mythe qui n’a comme  fonction que de parsemer de poussières d’étoiles le cheminement d’une existence, la réalité est bien plus simple : Françoise Sagan a vécu comme elle le désirait, sans tenir compte des censeurs, juges et moralistes de tous poils. Sa liberté lui suffisait et elle est restée elle-même, assumant ses contradictions, ses passions et ses excès jusqu’au bout de la route.  Il n’y a pas eu de mystère Sagan, simplement un kaléidoscope fait de multiples facettes qui tournoyaient sans cesse en  renvoyant des couleurs très différentes. Et dans l’âme de cette femme icône de son époque qui adorait la littérature avec la ferveur des grands mystiques, deux épisodes résument toute la vie. Un soir, juste après la fin de la guerre, elle est au cinéma avec sa mère. Elle a onze ans, on passe les actualités et elle voit avec horreur les images des camps de concentration. Elle se tourne vers sa mère et lui demande si cela est vrai. Celle-ci ne peut qu’acquiesser. A jamais elle gardera en mémoire cet épisode terrible et il va sans dire qu’après un tel choc, la futilité de l’existence s’avère d’une limpidité accablante. Puis, il y a pour l’éternité la même petite fille quelques années plus tôt. Réfugiée dans le grenier de la maison familiale de Cajarc, elle découvre les premiers livres de sa vie, déchiffre  lentement les mots qu’ils contiennent et reste fascinée par les gravures des vieux ouvrages. Ainsi, Françoise Quoirez qui ne se savait pas encore Françoise Sagan, donnait sans conditions et pour toujours  son coeur à  la littérature dans le lieu qu’elle aimait le plus et la chaleur écrasante d’étés magiques qu’elle n’oublierait jamais.

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