Par Raymond Sérini - Patriote Cote d'Azur - septembre 2002

Au-delà d’une histoire violent et douloureuse, écrite très souvent dans le sang et les larmes, perdure une autre Corse. Une Corse qui appelle à la paix et cherche son salut de diverses manières. Qui mieux que les groupes polyphoniques, ces ambassadeurs extraordinaires de la culture insulaire, pouvaient prononcer une parole juste et forte, à mille lieux de celles que nous martèlent certains médias en mal de sensationnel ? C’est cette parole que nous vous offrons. Elle permet une vision plus large de la réalité corse à travers les témoignages à cœur ouvert et sans langue de bois de Jean-François Bernardini des Muvrini, Jean-Paul Acquiviva d’A Filetta et Francis Marcantei d’A Tavagna. Elle résume à elle seule tout le paradoxe corse et dynamite les innombrables clichés véhiculés de part et d’autre au fil des ans.

L’histoire des groupes polyphoniques mériterait un ouvrage à elle toute seule. A la fin des années 60, quelques jeunes s’en allèrent rencontrer les anciens pour recueillir les témoignages du passé, ces chants de berger agro-pastoral dans lesquels l’on décrivait les douleurs et les passions des pauvres et des opprimés. Peu à peu, derrière Antoine Ciosi et Santu O populu Corsu, de nombreux groupes sont partis à la reconquête d’une langue et d’une culture ancestrale. Ce « riacquistù », cette réappropriation est devenue aujourd’hui un phénomène de grande ampleur avec un énorme potentiel de talent. I Muvrini (les Mouflons) ont su conquérir un nombreux public, bien au-delà de l’île de Beauté. Ils ont été les premiers à introduire la batterie et la guitare électrique dans leurs chansons. Leur musique a peu à peu évolué vers une world-music de très grande qualité avec la présence d’instruments aussi variés que la flûte à bec, la cornemuse, la vieille à roue et la citera, guitare corse de seize cordes. Un nouvel album, « Umani », est sorti le 20 août dernier chez Emi. Il contient de nombreux tubes en puissance (« Jalalabad », « Voghu », « Je sème et je m’en vais »...) et confirme que le groupe a passé un nouveau palier. Il devrait sans aucun doute rencontrer un succès encore plus important dans toute l’Europe.

A Filetta (la Fougère) a, lui aussi, ouvert une porte vers un autre souci de diversité. La polyphonie reste l’axe principal de ce groupe exclusivement vocal : A Filetta a été le créateur d’adaptation de Medée, de la Passion du Christ. Leur renommée s’est élargie depuis leur collaboration aux musiques de films de Bruno Coulais (« Don Juan », « Himalaya »). Leur répertoire illustre un itinéraire artistique conséquent. Chants sacrés et profanes hérités de la tradition s’y mêlent, témoins d’une culture en mouvement et non pas forgée dans le passé. Un nouveau CD, « Intantu », sorti en mai dernier et distribué par Virgin met en lumière la beauté de ces chants profonds violents ou tendres, criés ou murmurés, qui soulèvent une émotion constante. A Tavagna est, lui aussi, un autre pilier de ces groupes polyphoniques. Il propose également un mélange des formes traditionnelles et nouvelles. Tavagna a d’abord été un club où la musique a été centrale, un club qui s’est trouvé au cœur de l’explosion culturelle corse. Un CD sorti chez Sergent Major Tom en 2000, « In veru », alterne chants religieux et profanes. A Tavagna explore lui aussi l’âme corse et témoigne avec force de la tradition et d’un développement nouveau.

JEAN-FRANÇOIS BERNARDINI - « I MUVRINI »
« Un problème de démocratie »

Cofondateur des Muvrini avec son frère Alain, Jean-François Bernardini est aujourd’hui la figure de proue de la chanson corse. Ses textes retentissent bien au-delà de l’île de Beauté car ils célèbrent l’homme, ses souffrances, ses rêves, ses espoirs. L’écriture, subtile, parle directement au cœur. Son impact a été si fort que dès 1998 une maison d’édition basée à Marseille, Autre Temps, a publié un recueil de traductions en français : « I Muvrini dans le texte ». Puis en 1999, dans un document appelé « Lumière dans la tempête corse », paru aux éditions Mango, Jean-François Bernardini a analysé l’énigme corse dans un pamphlet sans complaisance empli d’une lucidité sans failles. Ce mois-ci, en même temps que la parution du nouveau CD, les éditions du Seuil publient un second recueil de cet auteur devenu le parolier incontournable de la Corse actuelle.

1. — Quel est pour vous la place du chant dans la culture corse ?
« C’est d’abord une place très importante : la Corse est une société de traditions orales. Elle est aussi en mutation, elle n’est plus la société qu’elle était il y a vingt, trente ou quarante ans. Mais il y a un héritage du chant qui est un acte majeur, qui est un acte social fort et qui est sans doute l’art populaire par excellence, celui qui est à la portée de tous et celui qui, mieux que tout, résume l’âme, le cœur, l’espérance, la façon de célébrer les rites du quotidien, de la vie de tous les jours. C’est un art profondément impliqué dans le quotidien. Bien sûr, aujourd’hui, la place du chant et sa nature ont changé parce que la société corse a changé mais le chant est pour les Corses un moyen d’expression privilégié. Ils s’y reconnaissent, ils s’y identifient. Ce n’est certainement pas par hasard que le chant est devenu sans doute le premier média susceptible de raconter ou de témoigner la Corse en Corse mais aussi au-delà de l’île. »

2. — Vous pensez que le chant est vraiment le véhicule privilégié de l’identité corse ?
« Vous savez, lorsqu’on n’a pas la parole, on a la voix. Avec la voix on chante, avec la voix on met son âme, avec la voix on dit sa terre intérieure et je crois que les Corses, depuis toujours, ont fait cela. On retrouve cela très fort dans la polyphonie sacrée et profane et dans tous les chants de la tradition corse. On entend aujourd’hui dans les compositions les plus récentes des groupes qui font de la musique de différente façon. Pour moi, il y a une espèce de fidélité, de continuité. Le chant et la poésie sont véritablement un art très, très fort dans lequel la Corse est souvent très inspirée. »

3. — Quelle place donnez-vous au chant dans la confrontation des idées dans l’île depuis les années 60 ?
« C’est vrai que dans le renouveau qui s’est produit à partir des années 70-80, le chant a été souvent le porte-drapeau et le symbole fort de cette renaissance. C’est à travers le chant que les Corses se sont rassemblés. C’est à travers le chant qu’ils ont dit un certain nombre d’espoirs, de peines qu’ils ont chanté un peu de ce quotidien-là. Pour moi, il a la place de ce chant-là qui, sans être un chant de propagande, est un chant qui témoigne, qui est sensible. Un chant à la fois inquiet mais aussi lucide qui essaie de témoigner la réalité sociale d’un pays, d’une terre qui a connu un certain nombre de mutations, de soubresauts, et le chant a toujours été ce miroir-là. »

4. — Comment peut-on faire vivre les traditions orales insulaires, sans être passéiste ?
« Aujourd’hui, la Corse a changé. Elle vit la chanson dans la modernité. Là, on ne peut enfermer ces cultures-là parce qu’elles sont corses, bretonnes, malgaches, basques dans quelque chose de spécifique, de folklorique. Elles ont suffisamment souffert de ça. Donc, on enregistre. Il y a des CD, la musique se diffuse mécaniquement. On a peut-être perdu certaines choses mais on en a gagné d’autres, acquis d’autres. Heureusement, il y a une évolution parce que le monde change. L’acte de transmission change aussi mais j’ai l’impression qu’il y a une continuité, un profond attachement à cet art populaire, à la langue qui est véhiculée, à la sensibilité. Parce que ce qui est le plus fort, c’est la sensibilité du peuple, ce n’est pas la main à l’oreille, la cornemuse, la vielle à roue. Ce qui est important, c’est ce que l’on a dans le cœur et dans l’âme, et dans le chant corse, je crois que l’on ressent cela. C’est vrai que l’on explore de nouveaux terrains, de nouvelles formes. La notion de concert n’existait pas il y a 25 ans en Corse. Est-ce un bien ou un mal ? A mon sens, c’est vivre avec son temps. La chznson corse vit avec son temps aussi ! »

5. — Le chant corse peut-il survivre s’il n’y a pas un enseignement de la langue, de la culture et de l’histoire insulaire ?
« Il est clair que chanter dans une langue parlée par une dizaine de milliers de personnes semble au départ un défi, voire un handicap majeur qui vous réduit au silence. J’ai le sentiment aujourd’hui que la chanson prouve que malgré cet espace-là elle est un véhicule non seulement pour les Corses mais bien au-delà, dans tous les pays du monde. Si l’on ne se comprend pas dans le monde, ce n’est pas parce que l’on ne parle pas la même langue. Bien sûr, plus une langue est enseignée, plus elle est reconnue, plus elle a d’espace, plus le chant peut trouver des relais. Il se trouve qu’aujourd’hui la langue corse vit dans des espaces réduits, assez limités, avec un certain nombre de difficultés et souvent le chant est le lieu suprême pour investir des lieux nouveaux, des horizons différents, voire même pour apprendre cette langue. Il y a des gens qui apprennent cette langue grâce aux chansons. J’ai le sentiment qu’il faut persévérer dans tout ce qui est diffusion de la langue, et plus l’espace est grand, dense et épais et mieux le chant se portera. »

6. — Que pensez-vous du problème de la non-coofficialité entre la langue corse et la langue française dans les actes administratifs et la vie de tous les jours.
« La langue corse a un certain nombre de problèmes dont celui d’une reconnaissance officielle où en tous cas bien au-delà de ce qui est fait aujourd’hui. J’ai le sentiment qu’il faut dépasser ces étapes-là. Pour moi, il n’y a pas de langue adverse, il n’y a pas de guerre des langues en Corse, il y a simplement un statut et une politique qui ont rompu l’acte de transmission naturel de cette langue de famille à famille, de père à fils, de mère à enfant. Quant on rompt ce cycle de transmission naturelle, il est clair que l’on blesse profondément une langue, on peut même la réduire au silence. On l’a traumatise pour plusieurs années. Aujourd’hui, en réponse à cela, ce n’est pas quelques dizaines ou quelques centaines de professeurs de langue corse qui peuvent à eux tous seuls tenir le rôle d’il y a quelques années, de 20, 30 ou 40.000 foyers où la langue se transmettait naturellement. Cela était la meilleure façon de perpétuer la langue.
« Aujourd’hui, cette transmission naturelle ne se faisant plus, il faut que l’école, lieu symbolique, qui donne un statut aux choses et aux langues et qui, en même temps, fait accéder à l’écrit et à la lecture remplisse sa mission. Elle a fait des progrès, elle en a encore beaucoup à faire mais il faut que la société toute entière essaie de reconquérir et se mette au travail pour laisser à la langue corse des espaces d’utilité, de fonctionnalité où la langue corse peut retrouver son rôle. La langue corse est un peu au chômage aujourd’hui, elle est un peu en dehors de cette société et il faut qu’elle puisse reconquérir un certain nombre d’espaces. Elle en a retrouvé dans la chanson, dans le théâtre, dans la musique, il faut qu’elle en investisse d’autres dans la création, dans les médias parlés et audiovisuels, dans la rue. Cela n’est pas simple parce qu’elle est confrontée à une mission très difficile, mais je crois que les Corses et les non Corses sont profondément attachés à la sauvegarde de ce qui est la plus belle œuvre de chaque peuple, la langue. Quand une langue meurt, c’est un peu de l’âme du monde qui meurt. »

7. — Comment expliquez-vous que les Corses soient un des rares peuples à avoir su conserver et leur terroir et leur langue ? Vous l’expliquez par l’insularité ?
« L’insularité y est effectivement pour quelque chose mais la Corse a une histoire de résistance, de conquêtes permanentes. Elle a été une nation indépendante, elle a résisté à un certain nombre de violences de l’histoire et il y a dans ce peuple et dans sa mémoire un sentiment communautaire forts, un attachement à cette terre et à cette langue extrêmement forts. La Corse est française depuis deux siècles mais elle a été envahie et conquise plus d’une vingtaine de fois. Cela marque la mémoire collective d’un peuple et renforce le sentiment d’existence communautaire. Dans cette histoire-là, la Corse s’est forgée une personnalité, un caractère très fort. L’insularité y est pour quelque chose car la géographie est un autre pendant de l’histoire. Les Corses sont profondément attachés à ce qui est la sauvegarde du patrimoine naturel, géographique, historique, linguistique, culturel. Dans cette démarche collective, on a peut-être sauvegardé un peu plus qu’ailleurs et peut-être ainsi évité des erreurs faîtes ailleurs.
« Nous avons en nous aussi nos blessures, nos maladresses, nos impuissances, nos incapacités, mais la Corse a encore un très beau capital naturel, de valeurs linguistiques. C’est aussi pour cela que c’est la Corse et je crois que quotidiennement l’histoire a aussi forgé de belles choses dans la vie quotidienne de ce peuple. »

8. — Vu du continent, nous avons une vision totalement faussée de la réalité corse. Vous, qu’en pensez-vous ?
« Qui a vraiment intérêt à ce que l’on comprenne ce qui se passe réellement en Corse ? Ceux qui souffrent peut-être de la situation ? Eux sont les plus vulnérables et les plus impuissants. Traiter les événements qui se déroulent en Corse avec l’aspect violent, virulent qu’ils peuvent avoir ne suffit pas à résumer l’identité d’un pays. Le bruit que fait la Corse n’est pas la Corse entière. Quand on ne traite que du bruit que fait la Corse, on ne permet pas à celui qui est en face de mieux comprendre. Vous remarquez que plus on parle de la Corse, plus il se passe de choses, moins on y comprend, moins cela semble lisible. Ce refus de comprendre me gêne profondément car dans ce refus de comprendre, il y a un enjeu de responsabilité. En Corse, ce qui se déroule n’est pas une catastrophe naturelle, ni un volcan en éruption. C’est un processus politique qui, depuis des années et des années, a accumulé un certain nombre de fautes et d’erreurs qui ont engendré une violence qui a engendré d’autres erreurs, etc. Il y a donc une traçabilité des événements qui font que les décisions prises il y a 10, 15 ou 20 ans, ont les conséquences que l’on voit aujourd’hui.
« C’est-à-dire une société qui échoue, en faillite économique, assistée et donc déresponsabilisée, et en même temps une société avec une violence. Cette violence a un sens : la violence fait mal, elle dérange partout, mais les Corses n’ont pas inventé la violence. La violence a 2.000 ans. J’ai vraiment le sentiment que derrière la violence, il y a un nombre de causes, d’éléments qui expliquent pourquoi et comment on en arrive là. Pour moi, le problème corse est un problème de démocratie. Il y a de la violence en Corse car il n’y a pas assez de démocratie. Les revendications les plus simples, les plus légitimes ne peuvent pas émerger, elle sont à la fois diabolisées par un système et une logique qui a tout intérêt à cela. C’est cela qui fait qu’on a du mal à se sortir de cet étau-là. Il y a du travail, il faut convaincre. Je crois en la parole juste, je crois aux mots justes, je crois que c’est ainsi que l’on pourra avancer.
« Plus on aura accès à la culture de ce pays, à sa musique, à son chant, à sa littérature, à son cinéma, plus on entendra un témoignage culturel fort et plus on comprendra véritablement quel est ce pays, quelle est son âme et sa réalité. Pour moi, la Corse pose une question universelle, celle du traitement inéquitable du peuple et des identités. Cette question est posée par tant d’autres peuples dans le monde. Peut-être la Corse la pose maladroitement et de façon inintelligible pour beaucoup, mais elle pose une question qui est juste et essentielle : le droit et le devoir d’être soi-même. La différence n’est pas moteur de conflit. Elle peut être aussi facteur d’harmonie si tant est qu’on l’accepte, qu’on la reconnaisse et qu’au lieu de la refouler, on l’accueille. Le problème n’est pas un problème de peuple à peuple, de peuple français contre peuple corse, de langue corse contre langue française. Ce n’est pas un problème de séparatisme, de xénophobie. C’est le problème d’une reconnaissance d’une réalité humaine, géographique, historique qui est là et qui est indéniable. Moins on la reconnaîtra, moins on aura de paix et moins on sera logique avec le monde qui nous entoure. C’est un peu la question que tous les petits peuples du monde posent aux grandes nations. »

JEAN-PAUL ACQUIVIVA - A. FILETTA
« Une mémoire et une langue bien vivante »

— Quel est pour vous la place du chant dans la culture corse ?
« Le chant a toujours été le reflet d’une société en mouvement. Il a longtemps été le reflet de civilisations pastorales, le chant du labeur, le chant du partage du pain quotidien. Les modes de production ont changé, les conditions de vie ont changé, mais ce chant s’est reconverti. Il a trouvé une nouvelle fonction sociale. Aujourd’hui, il est toujours un chant de partage dans le cadre des lycées, des collèges, des confréries, des fêtes de villages. Je crois qu’il joue toujours son rôle de ciment social, ce qui est remarquable. Bien sûr, cela existe ailleurs. Le phénomène de la montée en puissance du chant choral est à mettre en relation avec le phénomène polyphonique qui a toujours existé en Corse, sans doute parce que l’on n’a pas connu le développement comme dans certaines régions françaises, par exemple. Elles ont connu, du fait du développement, de grands traumatismes du rapport social. Chez nous, il y a certainement de très mauvais aspects de sous-développement mais il y en a de bons à ce niveau-là. Nous avons gardé une certaine façon de fonctionner ensemble. La place de ce chant dans la culture corse est tout simplement celle qu’il a dans la vie, dans le rapport social depuis toujours en Corse. Il l’avait probablement ailleurs, mais on a tendance à perdre ce rapport car nos sociétés modernes sont individualistes et ne cultivent plus le plaisir du partage et de la volonté d’être ensemble. »

— Vous pensez que le chant est vraiment le véhicule privilégié de l’identité corse ?
« On a toujours une vision très chirurgicale de l’identité. On prend du recul ; on dit « l’identité est ceci ou cela ». L’indemnité est un concept très mouvant, très changeant, fait d’aléas. On ne peut pas dire que le chant soit le représentant de l’identité. Le chant est une façon comme une autre de vivre, comme le travail, la littérature. Toutes ces façons de vivre sont de la vie tissée dont le chant est un des éléments. Je ne pense pas qu’il soit le véhicule de l’identité corse. Ce qu’il y a de fort dans le chant, c’est le fait qu’il renvoie cette réalité très forte que les gens, à travers le chant, fonctionnent dans un vrai partage, dans une vraie communauté. Cela fait partie de notre façon d’être. Mais je ne peux pas dire que le chant soit plus représentatif que d’autres choses même s’il est très fort, très puissant, très cultivé, très porté depuis des générations. »

— Quelle place donnez-vous au chant dans la confrontation des idées dans l’île depuis les années 60 ?
« Le chant a été pendant longtemps, dès la fin des années 60 et depuis le phénomène revendicatif très fort, une parole militante. Il a été le moyen de faire passer des idées. Le mouvement autonomiste s’est beaucoup appuyé sur les chanteurs. Notre groupe chantait d’ailleurs il y a quelques années une chanson comptant l’assassinat d’un patriote corse par l’armée royale. On ne chantait pas cette chanson dans un souci d’exclure ou d’être rancunier mais parce que c’est un élément de la mémoire. On voit ce que le travail de la mémoire, qui n’a pas été fait ailleurs, a produit en Algérie, en France après la guerre, etc. Un travail de mémoire reste à faire, cela est indéniable. Cette chanson était un hommage à Pascal Paoli, à une démocratie qui n’a pas pu survivre, à des gens qui ont été altruistes au point de donner leur vie pour la défense d’une communauté, d’une terre. Ce martyr corse est pour moi aussi héroïque que celui tombé à Verdun ou sur n’importe quel champ de bataille dans la mesure où il a fait don de sa personne pour un idéal. Le patriote défendait sa terre du Niolu, il essayait de faire obstacle aux armées du roi de France. Il faut aussi qu’à un certain moment, la France reconnaisse qu’elle a eu en Corse une politique violente, qu’elle a essayé d’éradiquer tout ce qui faisait la spécificité des Corses au niveau de la langue, de la littérature. La France, par des lois douanières assassines, a essayé de mettre complètement par terre l’économie corse. Cela fait aussi partie de l’histoire de France ; il faut que la France soit honnête et consciente envers nous et envers elle. Il y a beaucoup de gens qui le sont : quand Michel Rocard fait un article dans « le Monde » ou que Pierre Joxe, qui a été ministre de l’Intérieur, dit : « Moi je n’ai rien compris au problème corse. Il a fallu que je revienne une seconde fois aux affaires pour me rendre compte qu’il y avait réellement un problème. En me penchant sur l’histoire de ce pays, je me rendais compte qu’on avait eu, à l’égard de cette terre un comportement aberrant ». On a fait des choses assassines, forcément porteuses d’une rébellion, d’une violence. Aujourd’hui, cela se traduit par une violence qui a été en partie légitime et une violence qui, en grande partie, a dérivé pour des tas de raisons, pour des choix qui ont été faits ou pas. Parce que la clandestinité a pris le pas sur le reste et l’on sait qu’une violence clandestine est incontrôlable. Sous couvert d’une violence clandestine, des bandes armées se constituent, elles se partagent des secteurs. On est donc arrivé à des dérives avec, malheureusement, des gens sincères qui se sont faits flinguer sur le terrain et des gens douteux qui ont fait leurs affaires. Aujourd’hui, on en est là. Le chant, lui, a été le porte-parole. Dans les premières années, nous chantions des chansons-tracts. C’était sans doute utile, mais très vite, nous avons fait la preuve que nous étions capables d’être un peuple majeur et adulte. Très vite ont été creusées des voies dans une vraie littérature, dans une vraie poésie et le chant peu à peu est devenu majeur lui aussi. Aujourd’hui, nous sommes capables de dire avec notre langage et notre musique ce que les peuples de la terre disent avec leur langue et leur musique. Je ne pense pas que si on en était resté à quatre paroles chantées de façon militaire, on aurait fait progresser notre terre comme elle a progressé. Car, quoi qu’on en dise, durant les trente dernières années, on a fait un sacré bond en avant, même si nous qui vivons la Corse au quotidien, nous avons toujours le sentiment que les choses n’avancent pas, que la société et les idées ne progressent pas. Mais ce que je sais, c’est qu’il y a eu un sacré chemin parcouru, même si bien des problèmes demeurent. L’Université produit des intelligences, il y a un mouvement culturel qui a connu les succès actuels et s’impose comme un interlocuteur valable auprès de publics sur le continent et ailleurs. Je pense que les choses ont évolué favorablement. Les premières années ont été militantes jusqu’aux années 80, puis tout cela est devenu plus universel. On a donné à l’universel nos couleurs spécifiques. »

— Comment peut-on faire vivre les traditions orales insulaires, sans être passéiste ?
« Une difficulté demeure. La mémoire orale est une mémoire fragile qui évolue, qui ne se fige pas, qui est le reflet d’une société en mouvement. Comment arrive-t-on à transmettre sans être passéiste ? Il faut, encore une fois, un travail de mémoire. Mais il faut considérer que, si la mémoire est importante pour la vie, la vie n’est pas la mémoire. Il faut que chaque génération avance sans complexes, qu’elle fasse apport de ce qu’elle croit devoir apporter au patrimoine collectif. Ensuite, il y a effectivement un tri qui se fait. »

— Le chant corse peut-il survivre s’il n’y a pas un enseignement de la langue, de la culture et de l’histoire insulaire ?
« Il faut que le chant soit accompagné d’un travail d’aide institutionnel, de formation, de moyens. Mais je ne pense pas que cela suffise. Nous devons faire la preuve que nous avons la capacité de vivre et d’avancer. Cela, on ne le fait pas en campant sur le passé. Sinon, on fait autre chose que tisser le passé, on se fait le reflet de choses qui sont passées. A ce moment-là, on devient une sorte de « musée chantant ». Cela n’est pas l’intérêt, l’intérêt est de faire en sorte que cette musique avance. Cela veut dire la placer dans sa matrice, la mettre en perspective, en relation avec d’autres cultures orales. La situation que nous vivons est un peu une vue de l’esprit. On a l’impression que cette musique est spécifique car elle s’est toujours hyper-protégée. C’est une connerie. Cette musique est une musique de métissage qui a emprunté à un grand nombre de civilisations, quelquefois dans le cadre de relations violentes. Un occupant qui vient laisse sa trace. Sur le moment, cela est mal vécu parce que vécu dans la violence. Mais il faut avoir aussi conscience du fait que notre musique est aussi cela. Il ne faut pas non plus penser qu’on va arriver à la transmettre en la gardant sous une tente. Notre chant est un chant qui consacre la mémoire, il est aussi un chant qui prône l’ouverture, l’accès à l’autre. Surtout, il traduit le besoin profond de n’être que ce que nous sommes, mais à l’être pleinement, sans complexes, en authenticité et généreusement. Pas en essayant d’en faire un sanctuaire. Le sanctuaire, cela sent déjà la mort. »

— Que pensez-vous du problème de la non-coofficialité entre la langue corse et la langue française dans les actes administratifs et la vie de tous les jours.
« La coofficialité n’est pas appliquée. On sait quelles sont les raisons invoquées par l’Etat qui se fonde sur des conceptions dépassées. De toutes façons, ces conceptions seront dynamitées par l’Europe. Une grande majorité d’Européens vivent dans une société décentralisée avec une large autonomie des régions et une volonté de faire en sorte que ces sociétés gardent leurs spécificités, leurs proximités, leur capacité à être ce qu’elles sont. Il est impensable de regrouper tant de monde sous le couvert de supers Etats ; cela ne correspond pas à la réalité. La France est centralisatrice, jacobine. Elle refuse la coofficialité. Sous la pression, on y arrivera, cela est souhaitable. Durant une commission d’enquête nous avons été convoqués par des députés, nous leur avons parlé de ces problèmes-là. Ceux-ci nous ont dit : « On a fait déjà beaucoup d’efforts, on donne déjà beaucoup d’argent pour la langue corse ». De cela, nous ne doutions pas. Mais je leur ai répondu : « Quand admettrez-vous qu’il y a un certain nombre de mesures qui sont probablement plus d’ordre psychologique de nature à faire désamorcer les problèmes ? » « Si demain vous mettez en place la cooficialité en Corse, cela va poser un certain nombre de problèmes d’ordre technique. Mais imaginez l’effet que cela aura de dire aux gens : « Oui, on vous reconnaît pour ce que vous êtes. On admet que vous avez une langue et qu’elle doit avoir un vrai statut de langue ». Ce serait une avancée remarquable, une avancée de quinze ans. Le problème est que l’on reste enfermé dans des attitudes frileuses ou l’on considère que « si on lâche ici, il faudra encore lâcher là et là... » Cela n’est pas vrai, les Etats européens en ont fait la preuve. Je n’ai pas l’impression que la Sardaigne demande son indépendance et qu’il y ait des problèmes là où les choses sont allées vers une vraie centralisation et vers un vrai travail à ce niveau-là ; même s’il peut exister des problèmes au pays basque ou ailleurs. Je pense que la coofficialité doit être appliquée. La langue corse est une vraie langue qui doit évoluer, se moderniser. Je pense que certains hommes politiques l’ont compris en Corse. Paul Giacobi, au département, n’est pas un homme qui porte les idées nationalistes ou autonomistes. Il fait pourtant traduire des circulaires au niveau du département. Il fait la preuve que cela est possible et qu’il n’y a pas de quoi en faire une montagne ; cela est naturel. »

— Comment expliquez-vous que les Corses soient un des rares peuples à avoir su conserver et leur terroir et leur langue ? Vous l’expliquez par l’insularité ?
« L’attachement à la terre a justifié l’attachement d’un patrimoine. La mentalité d’un Insulaire ne peut pas être comparée à celle d’un Continental, quel qu’il soit. Un Continental qui change de département n’as pas le sentiment de partir de chez lui. Un Corse qui part de Corse s’arrache. Cela a eu une influence très forte sur cette volonté de maintenir, de cultiver. Des relais ont été pris, des poètes ont travaillé depuis le début du siècle. L’histoire de la Corse, à partir de la pacification, a vu des rapports de fonctionnaires où l’on déclarait : « Il est évident que cette terre n’a de français que le nom. Elle sera complètement française lorsqu’elle aura extirpé l’italianité de cette terre ». La langue corse est restée très proche de l’italien, du toscan. La politique d’éradication de la langue a commencé au XIXe siècle mais, dès le début du XXe siècle, il y eut des mouvements de résistance. Des poètes écrivent en langue corse, une littérature importante se propage. Aujourd’hui, de grands noms de la littérature vous disent que c’est une langue de berger faite pour appeler les chèvres.
« En tout cas, pour nous, cela est devenu une vraie langue, une vraie littérature. Il y a une résistance très forte. Cette résistance peut être imputée au phénomène insulaire, à l’attachement à la terre, que les Continentaux n’ont pas. Quand on est dans une île, paradoxalement, on a le sentiment de puissance, de régner sur un territoire délimité et, d’un autre côté, cela se traduit par une certaine résignation, un certain fatalisme. On a l’impression de buter partout. Quand on arrive à la mer, on a l’impression que tout s’arrête. Cela peut être comparé à un sentiment d’isolement, d’enfermement, ce qui fait la caractère des Insulaires et des Corses en particulier. A la fois un sentiment de fierté et un sens du fatalisme. Une impression de ne pas arriver à ce que l’on veut. Cela fait partie d’une culture, d’un poids ancestral. L’insularité pèse à la fois dans le bon et mauvais sens. C’est la vie. »

— Vu du continent, nous avons une vision totalement faussée de la réalité corse. Vous, qu’en pensez-vous ?
« Les médias participent énormément à cette idée faussée. Ils sont une des composantes de nos sociétés libérales qui fonctionnent sur l’économie, la vente, les bénéfices. Les médias vont dans ce sens-là. Un journaliste corse du « Nouvel Observateur », vivant à Paris, a fait un jour une interview de moi, disant tout le contraire de mes propos ; on m’a fait dire des choses à l’opposé de celles que j’avais exprimées. Cet article était consacré à Armata Corsa. Très souvent, les médias fonctionnent sur le sensationnel, sur ce qui va faire du tirage, des ventes et attirer les lecteurs. La vraie Corse est pour moi la Corse avec toutes ses composantes. Les meurtres, les attentats, les rivalités font aussi partie de la Corse et il ne faut pas évacuer cela. Mais, tout à côté il y a des gens qui progressent, qui produisent, qui travaillent, qui essaient que cette terre aille de l’avant. De cela on ne parle pas, ou très légèrement parce que des groupes musicaux réussissent. Le problème corse n’est pas un problème local, il est mondial. Comme beaucoup d’autres territoires dans le monde, face à la mondialisation, la Corse doit garder sa spécificité et sa culture. Le vrai enjeu est là. »

FRANCIS MARCANTEI - A. TAVAGNA
« L’intérêt des hommes et non des marchands »

— Quel est pour vous la place du chant dans la culture corse ?
« La place du chant dans la culture corse est essentielle mais elle n’occupe pas tout le champ de la culture. Elle en est une part modeste mais incontournable également. »

— Vous pensez que le chant est vraiment le véhicule privilégié de l’identité corse ?
« L’identité est toujours l’identité des hommes. Il n’y a pas de carte d’identité, ce sont les hommes qui ont des cartes d’identité. Les hommes font des choses qui le représentent, mais l’identité corse peut être représentée par tout ce que les hommes corses, identiques à leurs anciens et à ceux qu’ils laisseront comme successeurs, produisent. »

— Quelle place donnez-vous au chant dans la confrontation des idées dans l’île depuis les années 60 ?
« Je ne pense pas que le chant en tant que tel ait une place dans la confrontation d’idées, les idées se confrontent. Elles sont exprimées par des hommes qui parfois les expriment d’une manière chantée mais penser que le chant par lui-même est de nature politique me semble une vue de l’esprit difficilement admissible. »

— Comment peut-on faire vivre les traditions orales insulaires, sans être passéiste ?
« Il faut avoir une vision de l’homme, de l’être humain qui consiste à le placer, lui, en tant que maillon d’une chaîne, dont il veut être un des éléments. Bien entendu, cela donne des obligations et des devoirs. De la même manière que nous interprétons la tradition d’hier, il faut que nous nous confrontions à la création car c’est la tradition de demain. La création est une nécessité. Si on se replace comme un élément d’un tout qui est inscrit dans le temps, alors à ce moment-là on ne regarde pas derrière mais on vit son temps. Difficilement à l’heure actuelle car nous vivons une époque de grande mutation. Peut-être que dans les vingt dernières années s’est passée une révolution soft/light, comme on dit avec les mots à la mode. La révolution, c’est lorsque après ne ressemble plus à avant. Je pense que pour nos structures villageoises et pour notre culture, les vingt à trente dernières années ont été une époque révolutionnaire entre guillemets. J’aime bien que les révolutions soient portées par des hommes généreux qui manient la solidarité, tandis que là il s’agissait d’une révolution à l’inverse où le sens du profit était le seul moteur de la révolution, c’est-à-dire les pouvoirs du fric qui l’ont réalisé, malheureusement sans que l’on s’en rende trop compte. »

— Le chant corse peut-il survivre s’il n’y a pas un enseignement de la langue, de la culture et de l’histoire insulaire ?
« Il appartiendra aux Corses qui la véhiculent, qu’ils connaissent leur histoire, qu’ils aiment à faire qu’elle soit enseignée. De même pour leur langue en ne se limitant pas au cadre scolaire car il sera, lui, incapable d’assurer la survie d’une langue. Ce sont les hommes, car cette langue est la leur, qui assureront sa survie. Dans une société qui sera non seulement sensible à cette langue-là, mais que cette langue-là en donne la musique, la poésie, la tonalité systématique, en excluant bien sûr personne pour sa pratique. Il faut que cette langue ait une fonction et qu’elle ne serve pas seulement à donner des paroles à des chansons comme à des polyphonies. Il faut que ce soit la langue des sentiments, de la distance qui se raccourcit entre les Corses entre eux. Et entre les Corses et le monde entier. »

— Que pensez-vous du problème de la non-coofficialité entre la langue corse et la langue française dans les actes administratifs et la vie de tous les jours.
« La coofficialité a été longtemps une revendication. Est-ce que c’est d’une revendication que l’on peut espérer une solution à tous les problèmes ? Moi je pense que le problème est multiforme, que le nombre de paramètres est très important. La coofficialité peut être un des éléments de la solution, mais la solution fera venir beaucoup d’éléments dont l’existence d’actes et de papiers administratifs établis peut-être un autre des éléments. Avant tout, je pense qu’il ne faut pas porter la revendication d’une manière systématique et obligatoire ; d’un autre côté, il ne faut pas être réactif par rapport à ces choses-là. Et si on veut appeler cela la coofficialité, il n’y a aucune terme qui doit donner de l’urticaire aux hommes. Il faut d’abord faire analyser. Si le résultat de cet acquis augmente la solidarité entre les individus, pourquoi s’en priver ? »

— Comment expliquez-vous que les Corses soient un des rares peuples à avoir su conserver et leur terroir et leur langue ? Vous l’expliquez par l’insularité ?
« L’insularité n’explique pas tout. L’histoire explique beaucoup de choses mais il faut savoir que la Corse a été plusieurs fois envahie. Maintenant, d’un point de vue musical, les invasions deviennent, au bout d’un certain temps, des influences. On cherche les nôtres. Derrière nos influences musicales, on pourrait trouver, au point de vue historique, autant d’invasions, qui serait peut-être le terme un peu plus véritable. A côté de cela, le concept d’insularité (la Corse appartenant à cet Etat centralisé qui est la France) a fait en sorte que nous soyons superbement ignorés par l’industrialisation. Deux siècles de progrès techniques ont superbement ignoré notre île. Ce qui a fait qu’elle a continué d’exister dans son temps, mais un peu comme un réservoir, un parc régional. Par exemple, au point de vue musical, nous sommes très sensibles à la musique qui vient du Caucase, d’Arménie, car c’est un courant qui a traversé la Méditerranée, ou bien des chants sémites ainsi que des chants séfarades. Cette sensibilité naturelle nous vient du fait qu’elle est toujours restée présente parce que les mutations ne se sont pas faîtes lorsqu’elles se sont faites ailleurs. A coté de cela, d’un point de vue inspiration, je pense que nous sommes plus épiques, plus proches de la Grèce antique et son inspiration poétique que des canons modernes « rapeux » ou binaire. C’est donc l’histoire qui nous a fait ainsi, il faut revendiquer dans ce que l’histoire nous a donné mais pas en mieux ou en pire. La Corse ne devrait avoir aucune prétention à devenir le nombril du monde. »

— Vu du continent, nous avons une vision totalement faussée de la réalité corse. Vous, qu’en pensez-vous ?
« On est malheureusement habitués à cette vision fausse. En temps que groupe, nous voyageons beaucoup. Par exemple, nous avons des souvenirs émus d’Israël, de Palestine, d’un concert à Ramallah. Nous savons très bien que les médias se repaissent de tonitruances. Plus c’est explosif, plus les choses peuvent alimenter les mauvaises nouvelles télévisuelles et médiatiques systématiques et journalières, plus ces nouvelles-là ont des chances de franchir la rampe. A côté de cela, il est vrai qu’il y a des gens et des médias qui rendent compte de la Corse. Il y a une Corse du travail, de la générosité, du labeur, du courage systématique, de jour après jour d’un point de vue éducatif. Cette Corse-là existe. Malheureusement, elle apparaît peu dans les grands médias lorsqu’on évoque la Corse. Notre travail consiste plus ou moins à rétablir un peu les discours. Lorsqu’on nous le permet, lorsqu’il n’y a pas de sang, de détonations, de TNT, alors la polyphonie et le chant arrivent. Mais il suffit qu’il y ait une actualité. « J’attends toujours que les « 20 Heures » commencent par : « Une dame a aidé un petit garçon aveugle à traverser », cela serait une belle information pour le journal télévisé, et pour une nation soit disant évoluée comme la nôtre. Nous sommes sur le terrain depuis 35 ans et pour nous ce qui compte est le mariage de notre identité et de notre culture en essayant de faire en sorte que des solutions existent, étant entendu que les problèmes de nature politique doivent être traités par les politiques. Les citoyens n’ont pas que leur seul bulletin de vote pour agir et exprimer leur citoyenneté : tous les jours, les Corses peuvent s’exprimer de mille manières possibles dans l’endroit où ils vivent. En ce qui concerne notre action, les gens qui aimaient le chant connaissent le chant corse depuis longtemps. Il y a deux aspects aujourd’hui du succès des groupes corses. Tout d’abord un regain par rapport à la voix. On est revenu à quelque chose de plus naturel, l’organe naturel, la voix. Secondement, il y a eu des difficultés économiques. Des secteurs complètement ignorés des chants identitaires sont devenus des petites niches de profits non négligeables dont nous avons bénéficiés. Si le monde entier pouvait marcher avec un 01 informatique rythmiquement 12, si on pouvait se passer de tout le reste, on n’en parlerait pas. D’un point de vue éducatif, à l’heure actuelle, les oreilles ne serviront plus qu’à porter les lunettes de soleil. Il n’y a une éducation véritable. Nous avons bénéficié d’un regain. Cela est tout à fait heureux. On sait pourquoi. Mais pour assurer la survie de notre culture, il ne faut pas que nous comptions que sur les marchands. Eux pour vendre leur produit ont besoin d’interprètes. Nous, ce que nous voulons, ce n’est pas des chants interprétés mais des chants représentatifs d’hommes qui les portent, qui les perpétuent, qui habitent une terre, qui pratiquent leur environnement et leur ouverture de la manière que la culture corse leur a donné. Ce qui nous préoccupe, c’est la permanence des zones corses qui font que le chant continuera à exister tandis que ce qui préoccupe les marchands c’est qu’il y ait des chanteurs (corses ou pas) qui fassent ce type de musique, de manière à ce que nous puissions la vendre. C’est un autre type de préoccupation. »

Remerciements :
Ce dossier spécial Corse du « P.C.A.-Hebdo » n’aurait pu voir le jour sans l’aide précieuse des équipes de la SEMEC de Cannes, de l’ADEM 06 et du service de l’animation de la ville de Nice.

Philippe DE NANS (pseudonyme)