Raymond Sérini - Patriote Côte d'Azur - 2004

Charles Aznavour sera au palais des Festivals de Cannes, les 20 et 21 septembre prochains, pour deux concerts exceptionnels. La venue dans notre région de ce monument de la chanson française nous a incités à revisiter le passé : Nous allons vous parler d’un temps que les moins de 70 ans ne peuvent pas connaître.

Charles Aznavour fêtera ses 80 printemps le 22 mai prochain. Son histoire et celle des siens est avant tout le témoignage d’une émigration forcée. Ses parents ont dû fuir à Paris, chassés par le terrible génocide perpétré par les Turcs contre les Arméniens en 1915. Aucune terre d’accueil ne pourra jamais apaiser la douleur des survivants d’un peuple martyrisé. Comment peut-on exprimer par des mots ce que peut ressentir un apatride ?

S’ils étaient encore parmi nous, Knar et Misha, les parents de Charles, pourraient aujourd’hui évoquer cet état contre nature : les racines que l’on porte en soi s’expriment par une langue, des rites, des valeurs. Mais il vous est interdit de fouler la terre de vos ancêtres. Pire encore, les fantômes des victimes du génocide, vos frères, vos parents, vos cousins, vos amis vous accompagnent à jamais. La vie quotidienne d’un émigré est faite de difficultés multiples : il faut se faire une place dans un milieu inconnu, apprendre une nouvelle langue, travailler sans ménager sa peine, demeurer irréprochable quel que soit son âge et se battre constamment pour exister.

La maison « Aznavourian » est celle de saltimbanques : un père chanteur de charme, une mère comédienne et la musique omniprésente dans les études musicales que feront Charles et sa sœur Aïda. Il est vrai que le quotidien familial est une alternance de quelques moments fastes et d’autres vraiment difficiles : le père est tour à tour serveur ou propriétaire de restaurants slaves ; la mère passe ses jours et bien souvent ses nuits à ses travaux de couture.

Attiré très tôt par une carrière artistique, Charles joue dès l’âge de 9 ans dans des pièces de théâtre. A 13 ans, il se produit dans une troupe de variétés : chansons, imitations, acrobaties, composent la palette de ses premiers pas artistiques. Déjà, sa passion pour la chanson est présente, il apprécie les mélodies de Trenet et les airs entraînants de Maurice Chevalier. La guerre arrive très vite, Charles forme avec Pierre Roche un duo qui durera plusieurs années et dont le titre de gloire sera un grand succès au Canada. La rencontre déterminante sera celle d’Edith Piaf qui l’engage comme « homme à tout faire » (durant les tournées, il annonce les chansons de Piaf, chante certaines de ces propres compositions, s’occupe des éclairages et de la régie, l’accompagne au piano, lui écrit des chansons et porte les valises). C’est elle qui l’influence à se produire seul sur scène et c’est à ce moment-là que se joue son destin.

Au début des années 50, il est un auteur- compositeur reconnu, plébiscité, repris par Juliette Gréco, Jacqueline François, Gilbert Bécaud et bien d’autres. Les thèmes principaux de ses chansons : le couple, la passion, le désir, la glorification de la jeunesse, l’extase de vivre.

Mais malgré le succès des chansons chantées par d’autres, le chanteur Aznavour déclenche les foudres des critiques dès qu’il se produit pour un tour de chant : « Escroc de grande envergure… produit invendable… comment ose-t-il se présenter devant un public… inapte à ce métier… voix blanche avec râles et bruits de chaines…compositeur talentueux mais mauvais interprète… voix de semeur d’épouvante… » etc, etc. Le public lui lance des sous, des canettes de bière, le siffle, le hue. Nous avons affaire à un déchaînement généralisé.

Charles va se battre une grande partie de la décennie pour imposer sa voix, son physique et son univers poétique et musical. D’autres auraient abandonné depuis longtemps face à une critique qui veut vous broyer. Pour seule réponse, lui va créer dans tous les domaines : comédies musicales, opérettes, chansons, enregistrements de disques, tournages de films. Chaque échec le fait rebondir, chaque obstacle le transcende, la moindre seconde est employée avec comme but avoué de réussir car, malgré la vindicte, il a toujours été sûr de réussir. L’homme est un battant, un gagneur, il refuse de perdre, il veut la célébrité sur écran large. Sa volonté est inflexible. Avec « Sur ma vie », en 1955, le chanteur Aznavour commence à exister. Peu à peu, le public l’adopte et il va conquérir la France, puis au fil des ans, le monde, au service de la chanson française. La colère et le désir de revanche face à une presse ayant brisé ses élans peuvent expliquer en partie cette rage de réussir.

Pourtant, une autre dimension s’ouvre à l’analyse de ce destin hors norme : toute la famille de sa mère Knar a été décimée à Izmit, lors des massacres de 1915. Mais on ne le sut que très tard. Chaque jour de son existence, Knar vécut dans l’espoir de retrouver l’un de ses proches vivant. Dans le cheminement intérieur de Charles Aznavour, c’est comme si l’envie de vivre de tous ces martyrs s’était incarnée en un seul être qui est aujourd’hui l’Arménien le plus connu de la planète. La reconnaissance est unanime : ambassadeur de l’UNESCO pour son action en faveur de l’Arménie, une carrière internationale triomphale, ses standards repris par les plus grands, un demi-siècle de présence au Panthéon de la chanson française, une plume inspirée, une œuvre incontournable, des décorations, un talent d’acteur apprécié par des réalisateurs très divers. Il est aujourd’hui une personnalité de tout premier plan. Pourtant, au-delà de cette carte de visite à la brillance incomparable, demeure l’image d’un chanteur débutant passant de cabarets en salles de cinéma, un chanteur en train de forger son destin, qui rêvait sa vie et savait que ses rêves deviendraient réalité.

Philippe DE NANS (pseudonyme)